La reproductibilité : exposition et massification de l’art, le pas vers la marchandisation


D’objet de culte, l’œuvre est devenu objet d’exposition. Benjamin distingue en effet deux valeurs à l’œuvre d’art : la valeur cultuelle et la valeur d’exposition. Historiquement, l’œuvre d’art traditionnelle est attachée à sa valeur cultuelle, qui est celle qui prévaut. Benjamin rappelle, pour le démontrer, l’existence de nombreuses œuvres qui se suffisaient par le simple fait d’exister. Des peintures rupestres aux sculptures gothiques, l’importance était accordée à la valeur cultuelle de l’œuvre, non à son exposition : elle était le médium vertical d’une relation au divin. L’émancipation de l’œuvre vis-à-vis de son caractère sacré et son ancrage magico-religieux s’est accompagné d’un mouvement de prévalence de sa valeur d’exposition vis- à-vis de sa valeur cultuelle ; celle-ci, à l’heure de la reproductibilité mécanisée, n’a plus lieu d’être. Un parallèle, tant conceptuel qu’historique, peut être établi entre les deux valeurs de l’œuvre et la théorie marxiste de la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange. Conceptuellement tout d’abord, parce que la polarisation de la valeur des biens recouvre assez bien celle des œuvres. En effet, la valeur cultuelle de l’œuvre est sa valeur traditionnelle, historique et authentique – au même titre que la valeur d’usage l’est pour l’objet – alors que la valeur d’exposition comme la valeur d’échange naissent de la socialité humaine menant, dialectiquement, à la marchandisation de tout bien et à la dissolution de leur authenticité. Historiquement ensuite, parce le mouvement d’autonomisation et de prévalence progressive de la valeur d’échange est analogue à celui de la valeur d’exposition à l’égard de la valeur cultuelle. Cette intuition, dont il faudra évaluer les implications, est notamment exposée par Rolf Tiedemann, de manière succincte, dans sa présentation de la sociologie de l’art de Benjamin : Les échanges dans les anciens systèmes économiques, fondés sur la satisfaction des besoins, ne se développèrent qu’avec beaucoup d’hésitation et à partir des marges du système ; il en est de même pour l’exposabilité des œuvres d’art, au cours de leur histoire4 . Le développement de la société échangiste se verra donc accompagné du développement de l’exposition des œuvres, mais surtout de leur essence exposable, voire de leur vocation à être exposées, puisque, comme le souligne Benjamin, la différence est davantage d’ordre qualitatif qu’elle n’est, pourtant de manière plus spontané- ment saisissable, quantitative. Auparavant, la valeur cultuelle de l’art voilait encore le caractère marchand de l’œuvre, à présent, le processus de réification de l’art est désormais achevé, et les biens culturels s’affichent uniquement comme marchandises. C’est ce que montre Benjamin avec la production cinématographique, intrinsèquement liée, dans la possibilité même de sa production, aux calculs de sa rentabilité, en d’autres termes de l’ampleur possible de son exposition. L’œuvre d’art, qui désormais si l’on suit Benjamin et Brecht, ne peut plus en être une, s’assume fièrement comme bien de consommation et l’art devient « complice de la réification ». L’art de masse est donc profondément caractérisé par sa valeur d’échange, qui est valeur d’exposition, et devient marchandise, au même titre que n’importe quel bien de consommation.


No Comments, Comment or Ping